Par Emmanuel Dinh – Maître de conférences à l’Université Paris Dauphine – Directeur de l’Ecole Droit Dauphine (E2D) – Directeur du Master de Fiscalité de l’Entreprise (221) – Avocat à la Cour, Couderc Dinh & Associés
Article paru sur le site Le Club des juristes, le 16 mai 2022.
Dans un contexte marqué, sur le plan technologique, par l’essor du metaverse, sur le plan économique, par le retour de l’inflation et sur le plan géopolitique, par l’émergence de conflits susceptibles d’affecter durablement l’économie mondiale, les cryptomonnaies s’inscrivent progressivement dans les mentalités comme une classe d’actifs particulièrement attractive. Vantées, à tort ou à raison, pour leurs perspectives de croissance, près de 10% des Français en détiendraient déjà. Pourtant, force est de constater que le cadre fiscal français n’est pas des plus attractifs. En effet, et en dépit de récentes clarifications, de nombreuses incertitudes subsistent, constituant autant d’incitations à préférer la stabilité et l’attractivité des modèles voisins.
Quelles clarifications au régime fiscal des cryptomonnaies ont et vont être apportées ?
En matière de cryptomonnaies (et de jetons fongibles), notre droit fiscal différencie aujourd’hui deux types de contribuables : les particuliers agissant à titre occasionnel dans le cadre de leur patrimoine privé, imposés selon un régime de faveur, et ceux tirant des profits à l’occasion de cessions habituelles ou agissant dans le cadre d’une activité professionnelle, soumis à une imposition dans les conditions de droit commun.
Pour les premiers (particuliers agissant à titre occasionnel), un régime fiscal sui generis codifié dans le code général des impôts (CGI) a été créé par la loi de finances pour 2019, en réaction à un arrêt du Conseil d’Etat du 26 avril 2018 préférant le régime des plus-values sur biens meubles à celui des BNC initialement retenu par l’administration fiscale (BOI-BIC-CHAMP-60-50, n° 730 et BOI-BNC-CHAMP-10-10-20-40). Ce régime est particulier à deux égards.
D’une part, seules les opérations à titre onéreux n’ayant pas une contrepartie en actifs numériques sont susceptibles d’être imposées immédiatement (conversion d’une cryptomonnaie en monnaie ayant cours légal, échange avec un bien qui ne constitue pas un actif numérique ou encore paiement d’un bien ou service en cryptomonnaie), les transactions uniquement entre cryptomonnaies (en ce compris celles qui ont pour contrepartie des stablecoins) bénéficiant d’un sursis d’imposition.
D’autre part, la plus-value taxable n’est pas déterminée « cryptomonnaie par cryptomonnaie » mais par référence à la valeur globale du portefeuille, selon la formule suivante : Plus value imposable = Prix de cession – Prix total d’acquisition * (Prix de cession / Valeur globale du portefeuille)
La plus-value ainsi déterminée est imposée à une « flat tax » de 30%.
A compter de 2023, ce régime sera généralisé pour l’ensemble des contribuables agissant dans le cadre de la gestion de leur patrimoine privé, quand bien même les opérations présenteraient un caractère habituel. Cette évolution doit être saluée en ce que le caractère habituel des opérations était, en raison de son appréciation subjective, source d’insécurité juridique et exposait les investisseurs non professionnels mais multipliant les opérations d’achat-revente à un risque de requalification.
Si actuellement les contribuables ne peuvent opter pour l’imposition au barème progressif de l’impôt sur le revenu, tel sera le cas à compter de la campagne déclarative de 2024 sur les revenus 2023. Cette option irrévocable sera globale et portera sur l’intégralité des gains tirés de la cession d’actifs numériques mais restera distincte de l’option concernant les revenus soumis à la « flat tax » (dividendes, plus-values mobilières). Ainsi, si cela s’avère plus intéressant pour lui, un contribuable pourra opter pour le barème progressif à raison des gains relatifs à ses actifs numériques tout en continuant de bénéficier de la « flat tax » de 30% pour ses autres revenus.
En ce qui concerne les contribuables intervenant à titre professionnel, les gains relèvent actuellement des bénéfices industriels et commerciaux (« BIC »). A partir de 2023, ils seront traités en bénéfices non commerciaux (« BNC ») afin d’appliquer les mêmes règles qu’aux opérations de bourse. La qualification professionnelle, à partir de cette date, ne dépendra plus du caractère habituel des opérations, mais des conditions de leur réalisation. Il en sera ainsi des contribuables bénéficiant de frais de transaction préférentiels en contrepartie d’un engagement à échanger un certain volume d’actifs numériques par mois, ou encore qui recourent à des outils professionnels, ou à des pratiques de trading complexes.
Cette règlementation fiscale des cryptomonnaies vous parait-elle satisfaisante ?
En dépit des modifications apportées par la dernière loi de finances, qui renforcent la sécurité juridique des particuliers, la fiscalité des cryptomonnaies et des jetons présente encore de nombreuses zones d’ombre.
En matière de cryptomonnaies, le législateur français fait malheureusement preuve d’une forme d’inertie regrettable. Plus précisément, l’adoption du Bitcoin comme monnaie nationale dans certains Etats (ainsi du Salvador en septembre 2021) aurait pu inviter les parlementaires à modifier la définition « d’actifs numériques » telle qu’issue de la loi Pacte. En effet, en l’état actuel des textes, pour être considérée comme une cryptomonnaie et relever du régime fiscal décrit précédemment, la « représentation numérique » ne doit pas « posséder le statut juridique d’une monnaie ». Dans ces conditions, la question est donc posée du maintien de l’appartenance du Bitcoin (monnaie nationale de certains Etats) à la catégorie de cryptomonnaie.
Compte tenu de « l’insécurité juridique certaine des contribuables français utilisant des bitcoins », Bercy fut directement questionné à ce sujet, sans pour autant fournir à ce jour de réponse. Cette incertitude sera potentiellement source de contentieux quant au régime applicable aux gains réalisés au titre de cessions de Bitcoins. Ces questions se poseront à l’avenir avec d’autant plus d’acuité que de nouveaux Etats s’apprêteraient à adopter la démarche du Salvador (Honduras, Guatemala et Panama, Centrafrique), et que les banques centrales envisagent la mise en circulation d’une monnaie digitale (CBCD).
Des incertitudes entourent également le traitement fiscal des NFT (« Non Fungible Tokens ») qui sont l’objet, depuis quelques mois, d’un engouement exceptionnel. En effet, ces tokens sont, à ce jour, susceptibles de relever de trois régimes fiscaux différents (celui des actifs numériques décrit précédemment, celui des œuvres d’art avec notamment sa taxation forfaitaire de 6,5%, ou encore celui des biens meubles incorporels taxés au taux de 36,2% en cas de cessions supérieures à 5.000€). Interpellé à ce sujet dès avril 2021 , le gouvernement n’a pas davantage apporté de réponse. Dans ce contexte, des députés ont alors proposé, lors du vote de la loi de finances pour 2022, d’imposer les « NFT en fonction de leur actif sous-jacent » (amendement n°I-CF879, 30/09/2021). Estimant qu’il est « cependant important, s’agissant de la fiscalité de ces nouveaux objets, d’avancer par étapes », le gouvernement fit obstacle de sorte que, à ce jour, le régime fiscal applicable demeure incertain.
Le risque d’une expatriation fiscale pour les détenteurs d’actifs numériques évoqué dans la presse vous semble-t-il crédible ?
Compte tenu de ces incertitudes, les détenteurs d’actifs numériques pourraient être tentés de s’expatrier pour réaliser leurs gains, d’autant que certains de nos proches voisins offrent des régimes particulièrement favorables. A titre d’exemple, les résidents portugais non professionnels, les contribuables qualifiables de « bons père de famille » en Belgique ou encore les expatriés à Malte sont susceptibles de bénéficier de (quasi) exonérations dans ces Etats dès lors qu’ils ne sont pas considérés comme des professionnels.
De telles stratégies d’expatriation fiscale s’avèreraient d’autant plus fécondes qu’elles échapperaient, en tout état de cause et à ce jour, à une taxation à la sortie sur les plus-values latentes, de type « Exit tax ».
Compte tenu de l’activité économique massive qui se développe autour des actifs numériques, il apparaît donc urgent de combler les lacunes de notre régime fiscal, sauf pour la France à s’exposer à une nouvelle source d’évasion fiscale. L’adoption d’un régime fiscal clair et, idéalement, favorable, serait un facteur puissant d’attractivité.
Couderc Dinh & Associés est un cabinet d’avocats indépendant, créé en 2020, réunissant une équipe d’avocats spécialistes du droit des affaires, du droit fiscal et du droit du patrimoine professionnel.