- Rédigé le 5 novembre 2020
- Temps de lecture 7:30
Rendue le 3 avril dernier, en plein confinement, la décision du Conseil Constitutionnel semble anéantir les espoirs des praticiens quant à une évolution radicale du régime du report d’imposition prévu à l’article 150-0 B ter du CGI.
Les Sages ont en effet refusé de conférer une portée générale à l’arrêt de la CJUE rendu le 18 septembre 2019, accentuant ainsi les inégalités de traitement entre les opérations franco-françaises et européennes, particulièrement dommageables compte tenu de la crise sanitaire et économique sans précédent que traverse actuellement la France.
Le régime du report d’imposition a l’habitude de faire couler beaucoup d’encre, aussi bien du côté des législateurs, qui ont à cœur de le modifier à chaque nouvelle loi de finances, que du côté des praticiens, qui soulèvent régulièrement les distorsions d’imposition générées entre les contribuables.
Ce régime, récemment étendu en matière de réinvestissement notamment à des fonds de capital investissement, a soulevé dernièrement certaines interrogations qui ont amené les praticiens à douter de sa viabilité et à espérer sa remise en cause au profit du régime du sursis d’imposition.
Apports de titres : report ou sursis, une question de contrôle
Le report d’imposition ou le risque d’une cohabitation de régimes
L’article 150-0 B ter du CGI prévoit le bénéfice d’un report d’imposition de plein droit des plus-values réalisées lors de l’apport de titres par une personne physique à une société soumise à l’IS et contrôlée par l’apporteur.
Il est mis fin à ce report d’imposition lors de la cession des titres reçus en rémunération de l’apport, mais aussi en cas de la cession rapide des titres apportés sans réinvestissement d’une part substantielle du produit de la cession.
Ainsi, en cas de cession ultérieure des titres reçus en rémunération de l’apport pour une valeur supérieure à la valeur des titres apportés, deux plus-values sont calculées et imposées lors de l’évènement mettant fin au report d’imposition :
- La plus-value d’apport, figée et déclarée à la date de l’opération : cette dernière est alors déterminée selon les règles d’assiette applicables à la date de l’apport et non pas à la date à laquelle l’impôt est devenu exigible ;
- La plus-value de cession, déterminée et imposée selon les règles applicables à la date de l’évènement est égale à l’accroissement de valeur depuis la date d’apport.
La plus-value d’apport est ainsi figée et déclarée à la date de l’opération d’apport, mais son imposition est reportée à un évènement ultérieur, au taux d’imposition alors en vigueur à la date de cet évènement.
Le sursis d’imposition : l’apport, un non évènement fiscal
Le régime du sursis d’imposition, applicable dans le cadre d’un apport de titres réalisé par une personne physique à une société soumise à l’IS mais non contrôlée par l’apporteur, traite la plus-value d’apport comme un non évènement fiscal.
Cette plus-value ne fera l’objet d’aucune déclaration jusqu’à l’évènement y mettant fin, à savoir la cession des titres reçus en contrepartie de l’apport.
Dans ces conditions, la plus-value de cession des titres reçus se calculera comme si l’échange de titres n’avait pas eu lieu, selon les règles d’assiette applicables à la date de la cession.
Dans les affaires portées devant les Sages, des contribuables personnes physiques avaient réalisé des plus-values d’échange de titres antérieurement au 1er janvier 2000 et des plus-values d’apport à une société qu’ils contrôlent entre le 14 novembre et le 31 décembre 2012 placées sous le régime du report d’imposition de l’article 150-0 B ter du CGI.
Lors de l’imposition de ces plus-values d’apport, ces derniers avaient été privés du bénéfice des abattements pour durée de détention (les abattements prévus aux articles 150-0 D, 1 et 150-0 D ter du CGI ne s’appliquant pas à ces plus-values en vertu des règles en vigueur à la date des apports).
Il était donc demandé aux Sages de trancher la conformité ou non de cette privation aux principes d’égalité devant la loi et les charges publiques garanties par les articles 6 et 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Un espoir européen ruiné par les Sages français
Le Conseil constitutionnel, d’une position ferme à un léger fléchissement
Jusqu’à présent, le Conseil Constitutionnel campait sur sa position en indiquant que les plus-values placées en report d’imposition avant 2013 ne pouvaient bénéficier des abattements pour durée de détention [1].
Dans le cadre de la décision précitée, les requérants reprochaient aux dispositions en vigueur avant 2013 de ne pas prévoir l’application des abattements pour durée de détention (bien qu’applicables aux plus-values mobilières placées en report d’imposition à compter du 1er janvier 2013).
En effet, alors que les plus-values de cession de valeurs mobilières réalisées en 2012 bénéficiaient d’une imposition à un taux forfaitaire (19%), les plus-values en report constatées en 2012 se retrouvaient soumises, lors de l’expiration du régime intervenant après le 1er janvier 2013, au barème progressif de l’impôt sur le revenu [2] sans bénéficier d’une réduction de l’assiette imposable par le bénéfice des abattements pour durée de détention.
La doctrine administrative prévoit en effet explicitement que « les plus-values d’apport réalisées entre le 14 novembre 2012 et le 31 décembre 2012 et placées en report d’imposition sur le fondement de l’article 150-0 B ter du CGI dans sa rédaction en vigueur au 31 décembre 2012 sont exclus du champ d’application de cet abattement proportionnel ».
Les Sages ont cependant estimé que « les dispositions contestées ne sauraient, sans méconnaître l’égalité devant les charges publiques, priver les plus-values placées en report d’imposition avant le 1er janvier 2013 qui ne font l’objet d’aucun abattement sur leur montant brut et dont le montant de l’imposition est arrêté selon des règles de taux telles que celles en vigueur à compter du 1er janvier 2013, de l’application à l’assiette ainsi déterminée d’un coefficient d’érosion monétaire pour la période comprise entre l’acquisition des titres et le fait générateur de l’imposition ».
[1] Décision n° 2016-538 QPC du 22 avril 2016
[2] Ce régime d’imposition « au barème » a été supprimé par la loi de finances pour 2018
Le Conseil Constitutionnel atténuait donc sa décision d’une légère réserve en acceptant l’application d’un coefficient d’érosion monétaire.
Des espoirs de censure du régime du report d’imposition apportés par la CJUE
Pour autant, de grands espoirs de réforme du régime ont été apportés par la CJUE, qui venait prendre le contrepied de la décision du Conseil Constitutionnel précitée dans son arrêt de 2019 (CJUE, aff. 662/18 (AQ) et 672/18 (DN)).
La CJUE concluait en effet, dans le cadre d’une opération d’apport réalisée au sein de l’UE, à l’incompatibilité du régime d’imposition des plus-values en report par rapport au principe de neutralité des échanges de titres prévu par la directive « fusions ».
La Cour estimait que le report du fait générateur « implique nécessairement que l’imposition de cette plus-value suive les règles fiscales et le taux en vigueur à la date ou intervient le fait générateur, en l’occurrence la date de cession ultérieure des titres reçus en échanges ».
Par cet arrêt, la CJUE censure le régime des plus-values en report d’imposition prévu à l’article 150-0 B ter du CGI et estime que l’abattement pour durée de détention doit trouver à s’appliquer quelle que soit la date à la laquelle l’opération d’apport ou d’échange est intervenue.
Une jurisprudence européenne finalement sans portée générale en droit français
C’est donc avec beaucoup d’espoir que les contribuables ont saisi le Conseil d’Etat d’une nouvelle QPC afin que soit transposée l’analyse de la CJUE aux situations d’apports franco-françaises, en invoquant l’existence d’une discrimination à rebours à l’encontre des contribuables français, discrimination déjà reconnue et sanctionnée par le Conseil Constitutionnel dans sa jurisprudence « Metro Holding » (n° 2015-520 QPC du 3 février 2016).
Jugeant cette question sérieuse, le Conseil d’Etat l’a renvoyé au Conseil constitutionnel (arrêt du Conseil d’Etat du 19 décembre 2019, N° 423118).
Malgré tout, les Sages campent sur les positions prises en 2016 et relèvent que s’il existe bien une différence de traitement selon que l’opération relève ou non du droit de l’Union européenne, celle-ci est fondée sur une différence de situation et s’avère en rapport direct avec l’objet de la loi.
La différence de situation résulte donc du cadre européen dans lequel interviennent les opérations d’apport ou non des opérations en cause, l’objet de la loi étant quant à lui de permettre une neutralité fiscale des opérations en cause afin d’éviter de contraindre le contribuable à céder ses titres pour acquitter l’impôt correspondant.
Ils ajoutent que « les dispositions contestées se sont bornées à adapter certains de ces régimes aux évolutions de la législation relative à l’imposition des plus-values », sans porter atteinte à la neutralité fiscale de l’opération d’apport.
L’intervention du droit européen n’a donc en rien fait perdre sa logique au dispositif d’origine selon les Sages.
En conséquence, « le grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité devant la loi doit être écarté. Les dispositions contestées, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution ».
Ainsi, lorsqu’elles sont réalisées dans un cadre européen, les plus-values en report avant 2013 peuvent bénéficier des abattements pour durée de détention et bénéficier d’un régime d’imposition identique à celui des plus-values en sursis d’imposition.
Au contraire, lorsqu’il s’agit d’une situation franco-française (ou hors de l’Union Européenne), ces plus-values ne pourront pas bénéficier des abattements pour durée de détention et feront donc l’objet d’une fiscalité plus lourde.
Alors que l’arrêt de la CJUE laissait présager la disparition du mécanisme de report d’imposition, le Conseil Constitutionnel assoit la pérennité de ce régime d’imposition tout en maintenant une différence de traitement particulièrement défavorable aux opérations d’apport nationales.
Nous ne pouvons, une nouvelle fois, que déplorer la différence de traitement que crée la position du Conseil Constitutionnel, desservant ainsi l’attractivité de la France au sein de l’Union Européenne.
Pourtant, au vu de la crise économique qui se profile à l’horizon, il aurait été opportun d’harmoniser les règles et de permettre à la France de se battre à armes égales dans le cadre de telles opérations d’apport de titres.
Melissa partage son activité entre le Conseil aux groupes familiaux, en matière notamment de transmission et de gouvernance, et le Conseil aux investisseurs en capital, pour lesquels elle intervient en matière de structuration juridique et fiscale de carried interest, de management package, et lors d’opérations d’apports-cessions.
Lucie assiste les particuliers dans le cadre de leurs problématiques fiscales.
Lucie partage son activité entre le Conseil aux groupes familiaux, en matière notamment de transmission et de gouvernance, et le Conseil aux investisseurs en capital, pour lesquels elle intervient en matière de structuration juridique et fiscale de carried interest, de management package, et lors d’opérations d’apports-cessions.